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Lumière sur les Métiers Rares de décoration en haute horlogerie

Lumière sur les Métiers Rares de décoration en haute horlogerie

Ce qui rend la Manufacture, située à la Vallée de Joux dans le Jura en Suisse aussi singulière, c’est peut-être la sensation de toucher du doigt le profil d’un pays qui lie le passé au présent. D’être témoin de ce qui renoue l’humain à l’humilité d’un savoir-faire traditionnel. Immersion dans les ateliers de Jaeger-LeCoultre.

En empruntant la route sillonnante menant à la Manufacture, mangée par le feuillage des pommiers et l’ombre des mélèzes endormis, impossible d’ignorer la sérénité qu’abritent ces vallons. Une impression se poursuit dans l’Atelier des Métiers Rares où chaque parcelle semble être une sollicitation irrésistible à la contemplation et à la décélération.

D’emblée, une succession de sons doux: chuintement des machines, frottement des blouses bleues marines, tintement d’un pinceau contre le bord d’un verre. Puis, les artisans à l’ouvrage. Leurs dos inclinés sur les établis en acajou, la mine concentrée, appliquée, sur des pièces issues d’une production restreinte. Leurs mains se mettent au diapason d’une cadence d’initiés pour créer de la beauté. On y devine les contours d’une image d’Epinal, une sensation tangible d’être hors du temps, là où l’affolement du monde est superflu. 

Ici, tous les composants des mouvements horlogers sont conçus et décorés manuellement par émaillage, gravure, sertissage ou guillochage. Des opérations transmises par le lien sacré d’un maître et son apprenti, qui établissent aujourd’hui l’identité de ces tocantes. 

L’émaillage : la touche picturale

Les artisans-émailleurs domptent différentes techniques traditionnelles, qui requièrent une grande minutie. L’émail grand feu, champlevé, translucide et cloisonné. Des procédés de réalisation, à mi-chemin entre la peinture et l’alchimie, qui consistent à déposer des émaux opaques, translucides ou colorés  sur les cadrans de garde-temps pour un rendu de couleurs subtiles. Ils demandent une expertise gagnée au fil des années, une sensibilité artistique guidée par le cœur mais aussi par une quête d’excellence pour porter à son plus haut niveau d’expression le potentiel des peintures reproduites. L’émaillage, c’est la virtuosité absolue du geste et du feu, c’est l’ovation des pigments sur le temps. 

« Rien n’est jamais acquis. Le domaine est si vaste entre les matériaux, les motifs, les différents types d’émaux. Il faut constamment apprendre, évoluer. Aujourd’hui encore, je poursuis mon exploration et affine mes techniques », explique Sophie, qui œuvre en tant que Maître-émailleuse depuis 21 ans. Elle commence par broyer à l’aide d’un pilon l’émail, une substance transparente à base d’argile, de silice et d’oxydes alcalins tel que le feldsath. Une fois réduite en poudre, elle la mélange à des pigments de couleurs et une huile de pin. Cette dernière a l’avantage de s’évaporer complètement sans abîmer la pièce lorsqu’elle passe au four.   

Le procédé d’émaillage s’étend entre 50 et 150 heures selon la complexité de la pièce. Après l’application d’une couche de protection sur le métal, il se poursuit par trois couches successives d’un fondant blanc, qui servira de support lumineux pour le motif à venir. La pièce sera ensuite poncée, recuite, lissée encore une fois avant la superposition des aplats de couleurs exécutée à l’aide d’un pinceau extrêmement fin en poils de martre. Puis, s’en suivront plusieurs cycles de cuisson à haute température, variant entre 800°C et 850°C.

Chaque passage au four peut modifier les couleurs, l’éclat, faire apparaître des bulles et ruiner la pièce. « Quand on rate, il faut comprendre si c’est une question de chaleur, de caprice de la matière, d’un temps de cuisson inadapté, de la granulométrie des émaux… On devient attentif aux variations chromatiques, au souffle du feu, aux soupirs des couleurs. Ici, il n’y a pas de place pour l’à-peu-près ».

À la dernière étape, Sophie applique six à huit couches d’émail transparent, le fondant, afin de vitrifier la pièce pour la protéger et rehausser l’intensité des couleurs. « Ce qui est parfois laborieux, c’est de s’adapter au trait du peintre que l’on reproduit sur une surface lilliputienne. Le jeu d’ombre et de lumière d’un Van Gogh ne sera pas le même que pour les contrastes d’un Botticelli. » Au moment du choix des études, Sophie avait eu des envies de Beaux-Arts puis les aléas de la vie l’a orientée ailleurs jusqu’au jour où on lui a proposé de changer de métier. Virage à 180°degrés. « C’est comme ça que j’ai basculé dans le monde de l’art dont je rêvais plus jeune. »

L’art de la gravure : donner du temps au temps 

Les gestes du graveur sont, quant à eux, déterminés par un sens du raffinement. Depuis huit ans, Stéphane est Maître-Graveur au sein de l’atelier dédié. Le verso des boîtiers y sont ornementés par de la gravure laquée, au trait ou sertie. Des armoiries aux initiales, des dates commémoratives en passant par des dessins, la gravure confère une personnalité unique. 

Le visage baissé au niveau de l’établi et tenant fermement la pièce, Stéphane creuse la matière avec la pointe sèche de son burin, un ciseau d’acier dont le manche en bois poli par le temps est calé dans la paume de sa main. On le voit scruter immobile la matière pour saisir la façon de l’alpaguer. Il chemine avec prudence, tel un alpiniste parcourt une ligne de crête de haute montagne: silencieusement et en anticipant les mouvements.

Puis, les courbes de la pièce semblent lui souffler la voie et lui dicter le niveau de pression d’incision. Les détails prennent forme à mesure de l’avancée avec la méthode de la gravure en creux. Le motif le plus original? « C’est le dessin d’un perroquet esquissé par un enfant avec sur le côté écrit « papa ». Il a fallu être fidèle à la complexité du trait. » Pour Stéphane, c’est la notion de transmission qui l’a ému. « Peut-être qu’un jour, la montre lui sera léguée. J’aime l’idée que mon travail d’anonyme perdure dans le temps et me précède. Pour le moment, aucun motif ne l’a détrôné », ajoute-t-il d’une voix sémillante.

Le sertissage : l’habit de lumière

Les yeux vissés dans son binoculaire, Carlos, l’un des Maître-Sertisseur de l’atelier depuis 26 ans, analyse et ajuste les gemmes de diamètres différents qu’il saisit avec de petites pinces ses brucelles. Autour de lui, un silence de bibliothèque, le cliquetis discret des joyaux qui s’entrechoquent remplace le son des pages que l’on tourne. Serti grain, serti baguette, serti clos ou serti neige, ce dernier évoque l’environnement de la Vallée de Joux, visible des fenêtres qui imprègne l’atelier. Geste après geste, les joyaux se blottissent les uns à côté des autres sur toute la surface en or et dans des angles différents. La lumière peut ainsi mieux irradier. « Au toucher, la sensation est presque charnelle », explique Carlos.  

Sélectionner et positionner les rubis, tsavorites ou saphirs exigent une connaissance éclairée et méticuleuse. La tâche s’exécute selon l’inspiration et l’instinct du sertisseur. Carlos scrute l’ombre et la lumière, tâte le pouls des pierres précieuses afin d’y capturer leurs fantaisies et les sublimer. « J’ai l’impression d’insuffler à la montre un supplément d’âme », définit-il. « J’étais mécanicien en automobile avant que ma route croise celle de la Manufacture. À part mon collègue qui sort de l’école d’horlogerie, on vient tous de domaines différents. Il y a un ancien bûcheron, un fromager… On nous a tout appris avec, en prime, le luxe de pouvoir prendre son temps. Ici, c’est le résultat qui compte. Quand on laisse partir une pièce, c’est qu’elle est prête. » 

Le guillochage : la souplesse du geste

La discipline décorative du guillochage consiste à graver des stries parallèles, droites ou circulaires sur une pièce que l’artisan fait tourner sous la pression délicate du pouce via le tournage d’une imposante machine d’époque restaurée. On reprend souvent des dessins anciens et classiques tels que le soleillage, forme des lignes avec le même point d’intersection rappelant les rayons du soleil, ou le colimaçonnage, des lignes en spirale. Ces derniers peuvent être reproduits sur toutes les matières nobles, de l’or au maillechort en passant par de la nacre.

Depuis 24 ans au sein de la Manufacture, Murielle est la seule Maître-Guillocheuse de l’atelier, un métier qui relève de l’artisanat de haute volée. « J’aime voir ce copeau de laiton qui se détache de la matière avec une fluidité veloutée. C’est beau de voir la façon avec laquelle la lumière vibre sous l’effet du relief. Lorsque je guilloche des cadrans qui nécessitent 180 lignes, et sur lesquelles je dois repasser 6 fois en prenant garde à la profondeur de mon trait, la sensation physique est envoûtante et hypnotique, elle m’accapare des pieds à la tête, comme une méditation », témoigne-t-elle, une main sur la manivelle de sa machine. « Un jour, alors que j’étais mécanicienne-outilleur, on m’a proposé d’intégrer l’atelier mécanique de la Manufacture. Après quelques années de métier, on m’a ouvert les portes de cet atelier », un éclat passionnel traverse le regard. Elle poursuit : « Il m’a fallu 6 mois de formation et 2 ans de pratique pendant lesquelles j’ai appris à maîtriser la régularité et la précision. »

De la quiétude des ateliers et des rencontres de ces puristes à la Ramuz, ce que l’on retient, c’est la sensation d’avoir été témoin de l’intemporalité de quatre corps de métier. Un retour aux essentiels, à une cohérence, somme toute. C’est aussi une façon de s’approcher des femmes et des hommes animés par la passion qui s’évertuent, jour après jour, de perpétuer un patrimoine culturel niché au creux d’une région faits d’horizons brossés au pinceau, où les clochers d’églises résonnent dans une régularité de métronome.

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